La sentence est tombée. Définitive. Tel un vieux couperet rouillé.
Depuis, je doute : suis-je effectivement un "prof de merde" ? Quel est mon rôle dans ce bahut ? Le joue-je bien ? Ai-je passé déjà onze années de ma vie professionnelle à patauger dans la fange ?
Bon, ne dramatisons pas non plus, ne commencez pas à vous inquiéter pour moi, cette sombre remarque m'est venue de l'experte ès enseignement en zone difficile, la "charmante bien que professionnelle" Miléssa Clash, une des pointures de mes 6èmes BriseNoix.
Je sens poindre un début d'enthousiasme chez les plus cyniques de mes lecteurs, qui piaffent d'impatience à l'idée de lire les énormités en tous genres effectuées par cette classe. Ce à quoi je réponds : vous allez être servis.
Mardi dernier (oui, je sais, ça fait quatre jours, mais j'ai mis du temps à m'en remettre...), je sors assez en forme de la salle des profs à 8h25, café noir avalé, bonjours esquissés, sourires osés. Je suis pas arrivé sous le préau que je découvre les deux Miléssa de la classe en train de papauter discrètement, telles deux dindes sous morphine (on tape néanmoins sur les 125 décibels, et il est encore tôt...). Je leur envoie très doucement et très gentiment un : "allez, les filles, il faut se ranger, on va monter en classe" et là, la Miss Clash maugrée un "pffff allez, c'est bon, pfff, marre...c'est bon, on va y aller, c'est pas vrai..."
Je stoppe là mon haletant récit pour amener du grain à moudre dans le moulin Miléssa Clash qui tourne à plein régime : c'est le cas typique de la môme qui s'énerve pour un rien, complètement parano, qui ne supporte pas qu'on lui reproche quelque chose, et qui surtout manifeste son mécontentement de manière particulièrement outrancière, faisant passer toutes les divas et les baleines du globe terrestre pour des modèles de sobriété et de discrétion. Bref, Miléssa est caractérielle, comédienne, complexée et insupportable. Mais elle sait parfaitement quand elle a dépassé les bornes, puisqu'elle vient régulièrement s'excuser de ses comportements hystériques, avec moults rougeurs de joues et larmes non feintes. Déjà quatre fois que la Cantona des BriseNoix s'emporte et quitte le terrain de jeu comme elle quitterait une scène de théâtre, pour revenir penaude se faire pardonner son vilain jeu de d'actrice too much.
Et aujourd'hui, c'est la fois de trop.
Je m'arrête et l'arrête : "ah, non, Miléssa, ne commence pas ce jeu-là, tu te calmes, et tu vas te ranger, ok ?
- Non, mais c'est bon, je peux parler, non ? Lâchez-moi, c'est bon, y'en a d'autres, allez..." et la voilà qui s'excite, le couperose dévore son visage, elle part rapidement, direction opposée à sa classe déjà rangée et qui nous attend.
Je cours à ses côtés, monte le ton et lui assène :
- Stop ! Maintenant, tu arrêtes, tu te tais, et tu vas te ranger comme tes camarades !
Et hop, demi-tour direct, regard presque méchant, elle me passe devant, direction le rang des BriseNoix, et lâche un trop fort : "Mais il m'enfade, ce prof de merde..."
Re-Stop. Test de vocabulaire.
"S'enfader" : pour qui habite au delà de la frontière séparant les Pyrénées-Orientales de l'Aude, "s'enfader" ne veut rien dire. Or, c'est le mot qui sert à tout dans le 6-6. Grosso modo, j'ai contrarié Miléssa, voire énervé, voire cassé les noix. Pour "merde", je pense que tout le monde aura compris.
Merci de votre attention.
Je crois rêver. Elle m'a insultée. J'avais eu droit auparavant à un "sale race" quand j'étais nordiste. Mais ça faisait longtemps, tiens. Je l'attrape par son col : "T'as parlé à qui, là ?" de la manière la plus super pas contente que je puisse faire.
- Mais c'est pas à vous, c'était à Miléssa (l'autre...)...
- C'EST UNE PROF, MILESSA ?????
J'ai failli finir par un "pétasse ???" mais j'ai pas osé. C'était moins une. Elle m'insultait PUIS se foutait de ma poire.
Elle ne bouge plus, tremble. Je reviens vers le rang qui me regarde assez éberlué. Je demande à mon assistante d'éducation de monter la classe dans la salle car je vais m'occuper du cas Clash.
Je la ramène sans piper mot devant le bureau des C.P.E. fermé. Je la regarde fermement, elle n'ose pas, elle n'ose plus.
"Tu restes là, je monte avec les autres, je vais revenir, j'en ai pas fini avec toi..."
Silence, séquences chocottes.
Classe des BriseNoix, étrangement calme.
A mon arrivée, les regards me scrutent (bon, à part Kookaï qui fait jamais rien comme les autres, de toute façon) et je me dois de leur expliquer :
"Je viens de me faire insulter par votre camarade, c'est inadmissible...je vais devoir m'absenter après pour m'occuper de son cas. En attendant, on est en cours, et je ne veux PLUS AUCUN BRUIT, C'EST PAS LE JOUR". J'ai du finir à gorge déployée. Cela fait du bien.
Pendant une demie-heure, relative attention, avec même son lot de perles et anecdotes qui redonnent le sourire. Un exemple :
On parle des dernières infos, Fétide annonce à la classe qu'il a entendu parler "d'un viol fait sur une fille de 10 ans et qu'ils ont donné des jumeaux que la fille elle veut pas trop mais enfin c'est parce que elle peut pas pas les avoir, mais c'est interdit alors les gens ils disent ki fait kelle ait les bébés paske ça se fait pas sinon".
Après avoir remis la phrase en ordre et éclairé certains détails, je souligne à Fétide et à la classe le principal problème de cette information.
"Fétide, combien de fois l'ai-je dit ? Quand on donne une info, on dit tout de suite de qui il s'agit et surtout où cela s'est passé ! Sinon, on peut croire, par exemple, que ce viol a eu lieu à côté, à la cité de Fernet-Blanquette, tu comprends"
et là, Khalèche, toujours d'une acuité sans failles :
- Ah C'est ICI ki ya eu le viol, m'sieu ?
- Mais non, c'est pas ici, Khalèche, c'était un ex-emple, juste pour dire à Fétide qu'il n'avait pas donné le pays où cela s'est passé. Alors, où ?
Et, au milieu des réponses plus idiotes les unes que les autres (l'Italie, le pôle nord, le Stade de France, Guadeloupe, Irak, USA, Paris), quelqu'un finit par trouver le Brésil (probable réminiscence de l'info regardée/écoutée la veille) à ma grande joie.
- Oui voilà, ça y est, c'est là.
Et, là, Khalèche surexcité et avide de scoop, se retourne vers tous ses voisins de table :
- Ah ouais, c'est là ? C'est là ? Quelle tour ? Quelle tour, le viol...?"
Entre la corde et le flingue, je vais choisir ce dernier, c'est plus rapide.
Surtout pour le dernier quart d'heure de la séance, où je n'étais plus qu'un fond sonore au milieu du doux vacarme de conversations entre voisins. Du coup, je me suis arrêté, me suis assis, ai ouvert le journal qui nous servait de document pédagogique, ai commencé à le lire silencieusement, pendant que les discussions s'amenuisaient. Jusqu'au silence, que je stoppe en lancant : "Eh bien parlez !"
la classe : Mais...
Moi : Alors quand on vous dit de vous taire, vous parlez ; et quand on vous dit de parler, vous vous taisez...alors, je le redis : Parlez entre vous, je m'en fiche maintenant !
Kookai : Mais on parle de quoi...?"
Retour chez les C.P.E. Ils ont su pour l'affaire, appellé les parents qui viennent demain (super, je serai pas là) et en attendant, discutent avec Miléssa et vont la renvoyer chez elle. Je dois faire un rapport de comportement, et on verra avec la hiérarchie. J'ai tout fait, tout signé, Miléssa ne revient au collège que Lundi, après trois journées d'exclusion. J'espère avoir au moins quelques excuses de sa part, même si des collègues m'ont parlé de ses pleurs intenses après cette altercation malheureuse.
Mais moi aussi, hein, franchement, lui couper la parole pour lui demander de se ranger...j'exagère un peu, quand même...je suis peut-être un prof de merde, en fait. Trop méchant avec les élèves, aucune liberté d'accordée, "C'est pas Disneyland, la vie" que je leur répète souvent.
Peut-être que je me trompe. Peut-être qu'effectivement, la vie devient Disneyland et que tous les élèves ont tous les droits. Hébé tant pis, tant qu'on m'aura pas prévenu, j'oserai encore interrompre Miss Clash dans ses élucubrations beuglées pour lui demander de se ranger. Je sais, c'est risqué, mais que voulez-vous, je suis trop un ouf dans ma tête, quoi !